Au réfectoire, souvent, elle mange seule : ce n'est pas qu'elle n'a pas de bon rapports avec ses collègues de travail, mais souvent, elle n'a pas grand-chose à leur dire. Ils n'ont pas les mêmes centres d'intérêt, enfin, à vrai dire, c'est plutôt elle qui n'a pas d'intérêt. Le travail terminé, elle se dépêche de ranger son bureau, pour ne pas rater sa correspondance, c'est qu'elle a pas mal de trajet encore, avant de regagner ses pénates. Elle a bien essayé de lire dans le bus, mais avec le chaos, ce n'est pas facile. Alors, elle regarde défiler le paysage. En face d'elle, il y a parfois des vieilles dames qui entament la conversation, mais ça l'agace un peu ; et les petits enfants qui essaient de grimper sur ses genoux sont tellement turbulents ! Alors, devant son visage fermé, les vieilles dames se taisent et les mères rappellent leurs enfants. Parfois, son regard accroche celui de l'Autre, avant de glisser très vite dans le vide. Elle pourrait lui sourire, bien sûr, depuis le temps qu'ils se croisent sans échanger un mot, mais après, il faudrait parler, papoter, raconter, se raconter, peut-être se voir obligée d'aller prendre un verre, faire des efforts de toilette, et on ne sait jamais où tout cela peut vous mener... Non, merci. Et ce bus qui a du retard. Elle aura juste le temps de se réchauffer une pizza vite fait, de manger sur le pouce, tout en allumant l'ordinateur. Quelle impatience ! C'est tous les soirs la même chose, une poussée d'adrénaline, en poussant sur le bouton. Elle a oh, au bas mot 300, ou même 400 amis. Auxquels viennent s'ajouter régulièrement les amis des amis. Il y en a même des autres continents. Parfois, le dimanche, elle prend ainsi son petit déjeuner avec un ami Australien ! Elle connaît toute sa vie, et il connaît tout de son histoire à elle, ses goûts, ses rêves... Il aurait pu prendre un dernier verre avec ses copains, ou encore faire une partie de cartes avec ses parents, qui se font vieux, mais tout cela le mettrait en retard. Pour son pseudonyme, il avait d'abord pensé à Seigneur, mais ça fait un peu prétentieux : il faut rester dans les limites du raisonnable, on ne sait jamais, imaginons qu'un jour il la rencontre pour de vrai, la Femme de sa Vie, elle s'apercevrait vite qu'il n'a rien d'un Prince Charmant. Blondinet, c'est joli, non ? Ca fait un peu gamin et dans sa tête, il a 15 ans et même si ses tempes se dégarnissent, il peut plaire encore ; enfin, il pourrait, s'il n'était pas si timide. Mais sur Face à Face, on a toutes les audaces ! Tenez, cette jeune personne, dont il croise le regard tous les soirs, dans le bus 58, et bien, s'il voulait... mais ça doit être une grande timide aussi, elle baisse vite les yeux quand il a le courage de lui faire un petit sourire. L'appartement est rangé, comme toujours, forcément ; un petit thé citron, et allons-y. On dit qu'on peut arriver jusqu'à des milliers d'amis, sur le site Face à Face. Lui, il se contente d'une petite centaine de correspondants, pas tous intéressants, certains sont même carrément rasoirs, il faut bien le dire, entre leurs petites histoires et leurs petits mensonges. Mais comme ce sont des amis, et qu'on ne peut pas laisser tomber les amis, et bien... Mais à choisir entre les amis virtuels, et une petite amie... Demain, c'est promis, il parlera à la demoiselle timide, et peut-être qu'elle aura le temps de prendre un verre, et de parler. Car c'est ça qui lui manque le plus, parler. Vraiment. Rose-Marie Legrain. Article paru dans Vlan / l'Echo Ed. Basse-Sambre le 9 septembre 2009
|